13
La dernière course

 

 

En se dissipant, la sphère de ténèbres révéla un Régis toujours cramponné à son rondin, qui n’était plus guère qu’un morceau de charbon. Le halfelin secouait la tête :

— Nous sommes dépassés, soupira-t-il. Nous n’y arriverons jamais.

— Confiance, Ventre-à-Pattes, le réconforta Bruenor en pataugeant pour rejoindre le halfelin. Nous sommes en train d’écrire des histoires, pour raconter aux enfants de nos enfants, et que d’autres raconteront quand on s’ra plus là !

— Aujourd’hui donc ? dit sèchement Régis. Ou bien peut-être que nous survivrons aujourd’hui, mais que nous ne serons plus là demain.

Bruenor rit et saisit le rondin.

— Pas encore, l’ami, assura-t-il à Régis avec un sourire effronté. Pas avant d’avoir accompli ma mission !

Drizzt, s’approcha pour récupérer ses flèches et il remarqua que Wulfgar s’appuyait lourdement sur le corps du ver. De loin, il crut que le jeune barbare était tout simplement épuisé, mais lorsqu’il fut plus près, il commença à soupçonner quelque chose de plus grave. Wulfgar s’appuyait davantage sur une jambe, comme si l’autre était blessée ou bien son dos.

En voyant le regard inquiet du drow, le jeune homme se redressa stoïquement.

— Continuons, dit-il, se dirigeant vers Bruenor et Régis et en faisant tout ce qu’il pouvait pour ne pas montrer qu’il boitait.

Drizzt ne lui posa pas de questions. Le jeune barbare était aussi farouchement résistant que la toundra en plein cœur de l’hiver et trop altruiste et fier pour mentionner une blessure quand cela n’avançait en rien d’en parler. Ses amis ne pouvaient pas interrompre le voyage pour attendre qu’il se remette et ils ne pouvaient bien sûr pas le porter : il serrerait donc les dents et continuerait tant bien que mal.

Mais Wulfgar était vraiment blessé. Lorsqu’il avait atterri dans l’eau en se jetant de l’arbre, il s’était méchamment tordu le dos. Au cœur de la bataille, l’adrénaline courant dans ses veines, il n’avait pas senti la violente douleur. Mais chaque pas lui coûtait désormais.

Drizzt le constata aussi clairement qu’il constata le désespoir inscrit sur les traits de Régis, lui qui était toujours si jovial, et aussi clairement que l’épuisement qui alourdissait la hache du nain et contredisait l’optimisme de Bruenor. Il regarda de tous côtés les landes qui semblaient s’étirer à l’infini, quelle que soit la direction, et il se demanda pour la première fois si lui et ses amis n’étaient pas en effet arrivés au bout de leur course.

Guenhwyvar n’avait pas été blessée au cours de la bataille, juste un peu secouée. Mais Drizzt se rendit compte que le félin était vraiment limité dans ses mouvements par le marécage et il la renvoya à son plan. Il aurait aimé garder la panthère, toujours aux aguets, avec eux. Mais l’eau était trop profonde pour elle, et le seul moyen pour Guenhwyvar de continuer aurait été de bondir d’arbre en arbre. Drizzt savait que cela ne serait pas possible, et lui et ses amis devraient donc poursuivre le voyage seuls.

Puisant au plus profond d’eux-mêmes la force pour nourrir leur détermination, les compagnons se concentrèrent sur leurs tâches du moment. Le drow inspecta la tête du ver afin de récupérer les flèches qu’il pouvait. Il en avait décoché beaucoup et il ne savait que trop bien qu’il en aurait probablement de nouveau besoin avant la fin de la traversée des landes. Les trois autres récupérèrent ce qui restait des rondins et des provisions.

Peu de temps après, les amis dérivèrent, traversant le marécage en essayant de faire le moins d’efforts possible, luttant pour rester attentifs aux dangers qui les entouraient. Toutefois, la chaleur de la journée – la plus chaude depuis leur départ – et le doux bercement des rondins sur l’eau tranquille les firent tous sombrer dans le sommeil, un par un, à l’exception de Drizzt.

Le drow veilla à ce que leur radeau de fortune continue à glisser sur l’eau et resta aux aguets : ils ne pouvaient pas se permettre de relâchement ou de perdre encore du temps. Heureusement, au-delà du petit lac, l’eau s’ouvrit et Drizzt n’eut pas à gérer trop d’obstacles. Au bout d’un moment, le marécage devint une masse indistincte : ses yeux fatigués remarquaient peu de détails, juste les contours et les mouvements soudains qui pouvaient agiter les roseaux.

Mais il restait un guerrier doté de réflexes vifs comme l’éclair et d’une discipline hors du commun. Les trolls de l’eau attaquèrent de nouveau et la minuscule étincelle d’éveil qui restait à Drizzt le ramena à la réalité à temps pour empêcher les monstres de bénéficier de l’effet de surprise.

En entendant son appel, Wulfgar et Bruenor se réveillèrent instantanément, armes au poing. Deux trolls seulement voulurent se frotter à eux cette fois-ci et les trois compagnons les expédièrent en deux temps trois mouvements dans l’au-delà.

L’échauffourée ne réveilla pas Régis.

La nuit fraîche tomba, dissipant miséricordieusement les vagues de chaleur. Bruenor prit la décision de continuer. Deux d’entre eux resteraient éveillés et pousseraient le radeau pendant que les deux autres se reposeraient.

— Régis ne peut pas pousser, expliqua calmement Drizzt. Il est trop petit pour le marécage.

— Alors laisse-le s’asseoir et monter la garde pendant que je pousse, proposa Wulfgar, généreusement. Je n’ai pas besoin d’aide.

— Vous deux, prenez alors le premier quart, dit Bruenor. Ventre-à-Pattes a passé la journée à dormir. Y d’vrait pouvoir veiller une heure ou deux !

Drizzt grimpa sur les rondins pour la première fois ce jour-là et posa la tête sur son paquetage. Il ne ferma pas l’œil pourtant. Le plan de Bruenor de monter la garde chacun son tour était équitable, mais difficile à mettre en place. Il était le seul en mesure de les guider dans les ténèbres et de déceler un danger proche. Tandis que Wulfgar et Régis assuraient leur quart, le drow leva plus d’une fois la tête afin d’orienter le halfelin et lui donner des conseils quant à la meilleure direction à prendre.

Drizzt ne dormit donc pas cette nuit-là non plus. Il jura de se reposer au matin, mais lorsque l’aube se leva enfin, il découvrit les arbres et les roseaux toujours massés autour d’eux. L’angoisse des landes elle-même les oppressait, comme si un être doué de sensations les observait et complotait pour les empêcher de passer.

La vaste étendue d’eau s’avéra en fait un avantage pour les compagnons. Il était plus facile de se déplacer sur sa surface lisse que de marcher sur la terre ferme, et en dépit des dangers tapis, ils ne firent aucune mauvaise rencontre après leur deuxième combat contre les trolls d’eau. Lorsqu’ils revinrent enfin à des terres noircies après des jours et des nuits passés à glisser sur l’eau, ils eurent l’impression d’avoir peut-être couvert presque toute la distance qui les amènerait de l’autre côté des landes Éternelles. Ils envoyèrent Régis escalader l’arbre le plus haut qu’ils purent trouver, car le halfelin était le seul d’entre eux suffisamment léger pour atteindre les branches les plus élevées (surtout depuis que le voyage lui avait fait perdre presque tout son ventre), et leurs espoirs furent confirmés. Loin à l’est, mais à un jour ou deux pas plus, Régis vit des arbres… pas les petits bosquets de bouleaux ou les arbres couverts de mousse des marécages des landes, mais une forêt dense de chênes et d’ormes.

Ils reprirent leur marche et retrouvèrent un certain allant, malgré leur épuisement. Ils se déplaçaient de nouveau sur la terre ferme et surent qu’ils devraient camper de nouveau, car les hordes de trolls errants rôdaient toujours autour d’eux, mais ils savaient désormais que l’épreuve des landes Éternelles touchait à sa fin. Ils n’avaient nullement l’intention de laisser ses immondes habitants les vaincre à cette étape du voyage qui était la dernière.

— Nous devrions nous arrêter, suggéra Drizzt.

Bien que le soleil soit encore à plus d’une heure de son plongeon sous l’horizon, le drow avait déjà perçu les mouvements des trolls qui commençaient à se rassembler, s’éveillant de leur repos et captant les étranges odeurs des visiteurs des landes.

— Nous devons soigneusement choisir l’endroit où installer le camp. Les landes n’ont pas encore relâché la prise qu’elles ont sur nous.

— On va perdre une heure et même plus, déclara Bruenor, plus enclin à critiquer le plan qu’à proposer autre chose.

Le nain ne se rappelait que trop bien l’épouvantable bataille sur le tertre et n’avait aucune envie de répéter cet effort colossal.

— Nous rattraperons le temps perdu demain, répondit Drizzt. Pour l’heure, notre priorité est de rester en vie.

Wulfgar était tout à fait d’accord.

— La puanteur des bêtes immondes s’accentue à chaque pas et de tous les côtés. Nous ne pouvons pas les éviter. Alors, battons-nous, dit-il.

— Mais nous décidons des conditions alors, ajouta Drizzt.

— Là-bas, suggéra Régis, indiquant une corniche envahie de végétation sur leur gauche.

— Trop ouvert, dit Bruenor. Les trolls l’escaladeront aussi facilement que nous et y en aura trop à la fois pour qu’on puisse les arrêter !

— Pas pendant que ça brûle, rétorqua Régis avec un sourire en coin, et ses compagnons se rendirent à sa logique.

Ils profitèrent des dernières lueurs pour préparer leurs défenses. Wulfgar et Bruenor transportèrent autant de bois mort qu’ils purent en trouver et le disposèrent sur des lignes stratégiques afin d’élargir le périmètre de la zone désignée. Régis, quant à lui, dégageait un coupe-feu au sommet de la corniche, tandis que Drizzt montait prudemment la garde. Leur stratégie était simple : laisser les trolls lancer leur attaque, puis mettre le feu à toute la zone de la corniche située en dehors de leur camp.

Drizzt était le seul à repérer la faiblesse du plan, bien qu’il n’ait rien de mieux à proposer. Il avait combattu des trolls bien avant leur traversée des landes et il connaissait l’acharnement des abjectes créatures. Une fois que les flammes se seraient éteintes, bien avant l’aube du jour suivant, lui et ses amis se retrouveraient sans défenses devant les trolls qui seraient encore debout. Ils ne pouvaient qu’espérer que le carnage causé par les feux dissuade d’autres ennemis.

Wulfgar et Bruenor auraient aimé en faire plus, car le souvenir de la nuit passée sur le tertre était encore trop vivace pour qu’ils soient satisfaits des défenses mises en place contre les habitants des landes. Quand le crépuscule vint, des regards avides étaient rivés sur eux. Le nain et le barbare rejoignirent Régis et Drizzt au camp, au sommet de la corniche, et s’accroupirent. L’attente angoissante commençait.

Une longue heure s’écoula, les amis eurent l’impression qu’elle en durait dix, et l’obscurité se fit plus dense.

— Y sont où ? demanda Bruenor en frappant nerveusement sa hache dans sa paume, trahissant ainsi une impatience très rare chez le guerrier émérite.

— Qu’est-ce qu’ils attendent ? renchérit Régis, au bord de la panique.

— Sois patient et sois reconnaissant, lui dit Drizzt. Plus la nuit s’avance avant que nous devions nous battre, plus nous avons de chances de voir l’aube se lever. Ils ne nous ont peut-être pas encore trouvés.

— C’est plutôt qu’y se rassemblent pour se jeter sur nous d’un seul coup, répliqua Bruenor d’un air sinistre.

— C’est bien, dit Wulfgar qui était confortablement tapi et qui scrutait les ténèbres. Que le feu s’abreuve du sang immonde !

Drizzt remarqua que la force et la détermination du colosse avaient sur Régis et Bruenor un effet apaisant. Le nain cessa de s’agiter et reposa calmement sa hache à ses côtés, prête à servir. Même Régis, le guerrier le plus réticent, s’empara de sa petite masse avec un grondement féroce ; ses phalanges blanchirent quand il la serra.

Une autre heure s’écoula, interminable.

Les compagnons ne baissèrent pas leur garde pour autant. Ils savaient que le danger était désormais imminent : ils pouvaient sentir la puanteur des trolls qui se rassemblaient dans la brume et l’obscurité.

— Enflamme les torches, dit Drizzt à Régis.

— On va attirer les monstres sur nous à des kilomètres à la ronde ! protesta Bruenor.

— Ils nous ont déjà trouvés, répondit Drizzt en désignant la corniche. (Les trolls qu’il voyait avancer d’un pas lourd dans l’obscurité se trouvaient au-delà du champ de vision nocturne limité de ses amis.) La vue des torches les retiendra peut-être et ça nous fera gagner du temps.

Mais tandis qu’il parlait, le premier troll entreprit l’ascension de la corniche. Bruenor et Wulfgar attendirent, tapis, jusqu’à ce que le monstre soit presque sur eux, puis ils bondirent furieusement. La hache et le marteau s’abattirent en une brutale volée de coups bien placés. Le monstre s’écroula immédiatement.

Régis avait préparé une des torches. Il la lança à Wulfgar et le barbare mit le feu au corps du troll agité de convulsions. Deux autres monstres qui étaient parvenus au pied de la corniche firent volte-face et s’enfuirent dans la brume à la vue des flammes tant haïes.

— Ah, t’as dévoilé trop tôt la ruse ! gronda Bruenor. On risque pas d’en attraper un seul si les torches sont allumées !

— Si les torches les empêchent d’avancer, alors les feux nous auront bien servi, insista Drizzt, même s’il savait bien qu’un tel espoir était vain.

Soudain, comme si les landes elles-mêmes avaient craché leur venin, une immense foule de trolls se massa sur toute la longueur au pied de la corniche. Ils approchaient avec hésitation, la présence du feu ne les réjouissait pas, mais ils avançaient inexorablement et gravissaient la pente en bavant de désir.

— Patience, dit Drizzt à ses compagnons en percevant leur impatience. Ne les laissons pas dépasser le coupe-feu, mais laissons-en entrer le plus grand nombre possible dans le périmètre formé par le petit bois.

Wulfgar courut au bord de la zone et brandit sa torche, menaçant.

Bruenor se releva en tenant ses deux dernières flasques d’huile. Des chiffons imbibés dépassaient des goulots. Un sourire sauvage se dessinait sur son visage.

— Il est un peu tôt dans la saison pour que le feu prenne bien, dit-il à Drizzt en lui faisant un clin d’œil. Un p’tit coup de main s’ra peut-être bienvenu !

Les trolls grouillaient sur la corniche, tout autour d’eux. La horde baveuse s’avançait inexorablement et ses rangs grossissaient à chaque pas.

Drizzt fut le premier à intervenir. Il courut vers les tas de bois mort, torche au poing, et y mit le feu. Wulfgar et Régis suivirent, allumant autant de feux qu’ils purent entre eux et l’armée de trolls en marche.

Bruenor jeta sa torche par-dessus les premiers rangs des monstres, espérant les piéger au milieu de deux foyers, puis projeta ses flasques remplies d’huile en direction des groupes les plus concentrés.

Des flammes jaillirent vers le ciel nocturne, éclairant les alentours immédiats, mais intensifiant l’obscurité au-delà de leur portée. Les trolls formaient une masse tellement compacte qu’ils n’arrivaient pas à faire demi-tour et peinaient à s’enfuir, et le feu, comme s’il comprenait cela, les attaqua méthodiquement.

Lorsque l’un d’eux se mettait à brûler, sa danse frénétique propageait la lumière plus loin encore, le long de la crête.

Sur toute l’étendue des vastes landes, les créatures interrompirent leurs activités nocturnes et regardèrent en direction de la colonne de flammes grandissante et des hurlements d’agonie des trolls portés par le vent.

Blottis les uns contre les autres au sommet de la corniche, les compagnons ne furent pas loin de succomber à la terrible chaleur. Mais le feu atteignit vite son paroxysme, nourri de la chair volatile des trolls, et commença à faiblir, laissant flotter dans l’air la puanteur épouvantable d’un autre carnage sur les landes Éternelles.

Les quatre compagnons préparèrent d’autres torches en vue de leur départ de la corniche. De nombreux trolls étaient déterminés à les combattre, une fois le feu éteint, et les amis ne pouvaient pas espérer tenir le coup s’ils n’avaient plus de quoi alimenter leurs feux. Sur l’insistance de Drizzt, ils attendirent la première voie libre pour fuir du côté est de la corniche. Lorsqu’elle s’ouvrit, ils chargèrent dans la nuit, fonçant dans les premiers groupes de trolls et les prenant par surprise avec cet assaut brutal qui dispersa les monstres et en laissa plusieurs carbonisés.

Ils s’enfoncèrent dans la nuit et coururent aveuglément dans la boue et les ronces au risque de finir dans un bourbier sans fond. Leur attaque surprise avait été si brutale et efficace qu’ils n’entendirent aucun bruit de poursuite pendant plusieurs minutes. Mais les landes ne mirent pas longtemps à riposter. Des grognements et des cris perçants retentirent bientôt tout autour d’eux.

Drizzt ouvrait la marche. Se fiant à son instinct autant qu’à sa vision, il guida ses amis à gauche et à droite, cherchant les zones où il semblait y avoir moins de résistance, tout en gardant le cap plus ou moins vers l’est. Misant sur la seule peur capable d’effrayer les monstres, ils mirent le feu à tout ce qui pouvait brûler sur leur passage.

Ils ne firent pas de mauvaise rencontre pendant la nuit, mais les grognements et les bruits de succion, bien trop proches, ne faiblirent pas. Ils se mirent bientôt à soupçonner qu’une intelligence collective était liguée contre eux, car, s’ils distançaient manifestement les trolls qui se trouvaient derrière eux et sur les côtés, d’autres attendaient pour reprendre la traque. Une aura maléfique imprégnait les lieux, comme si les landes Éternelles étaient l’ennemi véritable. Les trolls étaient partout et représentaient un danger immédiat, mais même s’ils étaient tous tués ou chassés hors de ce lieu maudit, eux et les autres habitants des landes, les amis avaient le sentiment que cet endroit demeurerait un lieu abject.

L’aube se leva, mais n’amena aucun répit.

— On a mis les landes en colère ! s’exclama Bruenor lorsqu’il se rendit compte que la poursuite, cette fois-ci, ne se terminerait pas si facilement. On va pas pouvoir se reposer tant que leurs immondes frontières ne seront pas derrière nous !

Ils foncèrent en avant. Et, tandis qu’ils se frayaient un passage, les grandes et maigres silhouettes des trolls s’avancèrent vers eux en titubant. Ceux qui couraient et se trouvaient à leur hauteur ou juste derrière eux attendaient simplement que l’un d’eux trébuche. Des brouillards épais les enveloppèrent, les empêchant de s’orienter, et ils furent persuadés que les landes elles-mêmes les persécutaient.

Incapables de penser ou d’espérer, ils continuèrent, allant au-delà de leurs limites physiques et émotionnelles, car ils n’avaient pas le choix.

Ne se rendant quasiment plus compte de ce qu’il faisait, Régis trébucha et tomba. Sa torche lui échappa, mais il ne le remarqua pas… il n’arrivait même plus à comprendre comment il pouvait se relever ni même qu’il était en fait à terre ! Une bouche avide descendit sur lui. Le festin lui était assuré.

Mais le monstre vorace n’eut pas le temps d’attaquer. Wulfgar intervint et prit le halfelin dans ses bras. L’immense barbare se précipita contre le troll et l’écarta violemment, mais garda son équilibre et poursuivit sa course.

Drizzt abandonna tout effort de tactique, car la situation évoluait beaucoup trop vite et en leur défaveur. Il avait dû ralentir plus d’une fois pour attendre Bruenor qui trébuchait, et il ne pensait pas que Wulfgar tiendrait bien longtemps en portant le halfelin. Le barbare épuisé n’avait en effet aucune chance de saisir Crocs de l’égide avec ses mains prises. Leur seule chance était de foncer droit vers la frontière. Un vaste marécage aurait raison d’eux, une ravine sans issue les piégerait, et même si aucune barrière naturelle ne bloquait leur course, ils avaient peu d’espoir d’échapper encore longtemps aux trolls. Drizzt redoutait l’inéluctable décision qu’il allait devoir prendre : fuir pour se mettre en sécurité, car il semblait être le seul en mesure d’en réchapper, ou rester aux côtés de ses amis condamnés à disputer une bataille qu’ils ne pouvaient pas remporter.

Ils continuèrent et couvrirent pas mal de terrain pendant une heure encore, mais la durée de cette course effrénée commençait à sérieusement les affecter. Derrière lui, Drizzt entendit que Bruenor marmonnait, perdu dans un délire où il se remémorait son enfance passée à Castelmithral. Wulfgar suivait en portant le halfelin inconscient dans ses bras. Il récitait une prière à l’un de ses dieux : le rythme de ses incantations l’aidait à courir.

Puis Bruenor tomba, frappé par un troll qui avait bifurqué vers eux sans se faire remarquer.

Drizzt n’eut pas de mal à prendre sa décision. Il fit volte-face, cimeterres au poing. Il n’était pas en mesure de porter le robuste nain et il ne pouvait pas non plus vaincre la horde de trolls qui se ruait maintenant sur eux.

— C’est donc la fin de notre histoire, Bruenor Marteaudeguerre, s’écria-t-il. Au combat, comme il se doit !

Wulfgar, hébété et le souffle court, ne décida pas consciemment de son action suivante. Ce n’était qu’une simple réaction à la scène qu’il avait devant les yeux, une manœuvre née des instincts farouches d’un homme qui refusait de se rendre. Il trébucha sur le nain à terre qui essayait de se remettre debout, et le saisit de son bras libre. Ils étaient piégés par deux trolls.

Drizzt n’était pas loin et l’acte héroïque du jeune barbare l’inspira. Des flammes de rage dansèrent de nouveau dans ses yeux lavande, et ses lames se mirent à danser la danse de la mort.

Les deux trolls tendirent les bras pour déchirer leur proie sans défense, mais un coup de Drizzt, vif comme l’éclair, laissa les monstres sans bras pour saisir quoi que ce soit.

— Cours ! ordonna Drizzt, gardant les arrières du groupe sans cesser d’encourager et d’aiguillonner Wulfgar.

Toute fatigue quitta le drow après ce dernier sursaut de rage. Il bondissait de tous les côtés en lançant des défis aux trolls. Tous ceux qui s’approchaient de trop près se frottaient aux cimeterres.

Grognant de douleur à chaque pas, les yeux aveuglés par la sueur qui dégoulinait de son visage, Wulfgar chargea aveuglément, droit devant lui. Il ne se demandait pas combien de temps il pourrait maintenir ce rythme avec sa charge. Il ne pensait pas à l’horrible et inévitable mort qui le guettait de tous côtés. Il ne pensait pas à la douleur violente de son dos blessé ni à cette nouvelle brûlure derrière son genou. Il ne se concentrait que sur une chose, une seule : mettre un pied devant l’autre.

Ils foncèrent la tête la première dans des ronces, dévalèrent une colline, en contournèrent une autre. Ils passaient de l’espoir au désespoir, car devant eux se dressait la forêt que Régis avait repérée, la fin des landes Éternelles. Mais entre eux et les arbres, une rangée compacte de trolls les attendait.

L’étau des landes Éternelles n’était pas si facilement rompu.

— Tiens bon, murmura doucement Drizzt à l’oreille de Wulfgar, comme s’il craignait que les landes l’écoutent. J’ai encore un tour dans mon sac.

Wulfgar vit la rangée de trolls devant lui, mais même dans son état, sa confiance en Drizzt fit taire toutes les objections que lui dictait le bon sens. Il assura sa prise sur Bruenor et Régis, baissa la tête puis rugit en direction des monstres, fou de rage.

Drizzt était à quelques pas derrière le barbare. Et lorsque Wulfgar fut presque sur les trolls baveux qui s’étaient massés pour stopper son élan, le drow abattit sa dernière carte.

Des flammes magiques surgirent du barbare. Elles n’avaient pas le pouvoir de brûler Wulfgar ou les monstres. Mais ce spectre colossal, environné de flammes, qui fonçait sur eux emplit les trolls de terreur. Et pourtant, la peur leur était inconnue.

Drizzt avait parfaitement choisi le moment pour lancer son sort. Il n’avait laissé aux trolls qu’une fraction de seconde pour réagir face à leur redoutable adversaire. Ils s’écartèrent comme l’eau devant la proue d’un navire, et Wulfgar, perdant presque l’équilibre car il s’attendait à un choc, traversa pesamment l’espace vidé de trolls, Drizzt dansant sur ses talons.

Lorsque les trolls commencèrent à se regrouper afin de reprendre leur poursuite, leurs proies étaient déjà en train d’escalader la dernière colline qui marquait la frontière avec la forêt : un bois sous la protection de Dame Alustriel et des vaillants chevaliers d’Argent.

Drizzt se retourna lorsqu’il fut sous les branches du premier arbre afin de guetter des signes de poursuite. Un brouillard épais s’abattit de nouveau sur les landes, comme si l’ignoble contrée avait claqué la porte derrière eux. Aucun troll n’était en vue.

Le drow s’affala contre l’arbre, trop épuisé pour sourire.

Les Torrents D'Argent
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